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Spaciographies et Mondes rêvés,
les avatars numériques d’une « cité idéale » chez Jean Branchet
On sait la fertilité de cette connivence obstinée que Jean Branchet, plasticien du mouvement MADI, entretient avec la géométrie. Une fascination à mettre sans nul doute en relation avec la formation première, scientifique et technique, d’un artiste dont l’œuvre semble si bien s’accorder au comminatoire et philosophique avertissement platonicien sur le seuil de l’Académie : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre ! »
Comme ses peintures, ses sculptures et « reliefs » nous ont d’abord transmis son plaisir d’imaginer, construire, assembler les lignes, surfaces, volumes, et - non plus dans quelque projet de connaissance ou d’efficience mathématique mais de pure jouissance esthétique - de les y faire entrer en résonance et converser avec la couleur. Puisque selon ses propres mots : « Sans structure le monde s'effondre. Mais la couleur c'est la vie. »
Une démarche d’ailleurs commune aux artistes du mouvement MADI, qu’il rejoint à partir de 1995 et avec lesquels il cohabite internationalement dans de nombreuses salles de musées aussi prestigieux que par exemple Reina Sofia à Madrid, la Civica Galleria d’Arte Moderna de Galaratte en Italie ou le jeune Museo MADI de Sobral au Brésil.
Puis, ses Ordigraphies, ses Spaciographies et enfin ses Mondes rêvés numériques ont mis l’ordinateur, très « naturellement » serait-on tenté de dire, au service de ce constructivisme géométrique initialement élaboré avec des moyens et techniques plus modestement traditionnels. Mais - et il faut y insister - cet outil informatique qui permet de jouer sur des ensembles de plus en plus complexes de variables et modèles mathématiques, a donné à son travail, avec les deux dernières séries numériques, une dimension toute nouvelle et qui contribue à l’originalité de cette part récente de l’œuvre : celle d’une mise en scène, animée, évolutive, musicale, dans une mise en espace à trois dimensions des objets géométriques conçus par l’artiste.
À l’apparent désordre et imprévisible foisonnement anomique du réel, il est effectivement tentant de chercher à substituer la rigueur d’une vision mathématique, en particulier celle d’un constructivisme géométrique dont les produits prennent alors curieusement, dans l’imaginaire de leurs spectateurs comme de leur créateur, une véritable existence autonome ; peut-être parce que, et selon la formule du logicien épistémologue Jean Piaget, « le résultat d’une construction finit toujours par sembler exister indépendamment » de cette construction elle-même. De là sans doute cette satisfaction du géomètre devenu démiurge d’harmonie - une impression de bien-être qui se transmet au spectateur des constructions géométriques, face, en particulier, au jeu des symétries dans leur équilibre rassurant : les mathématiques, ne sont-elles pas universellement reconnues comme « la plus exacte des sciences » ?
Pourtant, on le sait aussi, les mathématiciens ne parviennent à se mettre d’accord ni sur la nature des « êtres » mathématiques ni sur leur rapport exact aux autres plans du réel et la souveraine assurance mathématique ne résulte parfois que d’une illusion naïve puisque, pas plus que les autres, cette science ne saurait échapper aux remous des crises épistémologiques ; celle par exemple du réalisme pythagoricien face à la découverte des nombres irrationnels - lorsqu’on s’est aperçu que la diagonale du carré n’entretient pas avec son côté de rapport exprimable par un nombre commensurable.
Car, quelles que soient par ailleurs nos raisons de nous émerveiller, d’admirer, de progresser surtout, la faille saturnienne de l’humaine imperfection n’épargne même pas la science la plus « dure » et la plus pure, lézardant nos prétendues certitudes de manière aussi insidieuse que bien souvent imperceptible.
Est-ce donc alors en cette tension irréductible entre le besoin de réassurance, qui fonde l’action - et la conscience d’une irréparable fêlure - qu’il faut chercher une des causes de l’impression de douce et mélancolique étrangeté, qui ne manque pas de saisir le spectateur des Spaciographies comme des Mondes rêvés ? Une impression que renforce encore la musique, également composée par l’artiste en accompagnement de ces deux séries : « La Musique des sphères » semble nous murmurer Magritte…
Mais, si ce sont les mathématiques qui contribuent toujours, chez Jean Branchet, à élaborer, nourrir, enrichir l’œuvre, par un apparent paradoxe, la dimension onirique y semble en effet de plus en plus prégnante - au point de s’annoncer explicitement dans le dernier titre de ses séries : Mondes rêvés. Même si l’atmosphère de rêve et de poésie qui s’imposait déjà dans les Spaciographies marquait si fortement leur spectateur / auditeur, qu’à la première projection d’Astral je n’ai eu, pour ma part, que ce recours : me mettre à composer, en écho, le poème éponyme que l’artiste a, par la suite, intégré à cette Spaciographie, où l’on se sent convié, à travers une sorte de vide sidéral, à un étrange et solitaire voyage interstellaire infini.. Alors que ses Ordigraphies étaient finalement, comme le note lui-même Jean Branchet, des « sérigraphies numériques », donc des objets esthétiques destinés à la seule contemplation statique, les deux dernières séries donnent au contraire au mouvement un rôle d’acteur déterminant.
Modifiant la place des objets dans un espace en constante évolution, modifiant la perception même de leur forme « le mouvement qui déplace les lignes » vient ainsi introduire non seulement une multiplication des points de vue mais également leur impermanence, dans le monde préalablement statique et comme éternel du géomètre.
Car l’utopie, ce lieu de nulle part, d’ailleurs nommément évoquée par l’artiste dans le Monde rêvé intitulé « Utopia », a ici quitté la place étymologique de la « géométrie » , notre planète terre ; d’où l’artiste nous invite à nous éloigner encore bien davantage qu’un Cyrano de Bergerac en ses États et Empires de la Lune ! Devenue cosmique, l’utopie chez jean Branchet se propose comme le déroulement sans fin d’une exploration, à la fois sonore et colorée, de cités, mondes imaginaires, aux architectures oniriques, que le voyageur de l’espace semble n’être appelé qu’à traverser sans y demeurer, avec cette apparente lenteur et la régulière tranquillité d’un vaisseau spatial infatigable.
Or ces mondes imaginaires, dont seule la technique informatique la plus avancée permet de mettre en scène le spectacle, et qui peuvent évoquer aussi, bien sûr, ceux de la science-fiction, s’inscrivent également dans un processus intellectuel et artistique très ancien de constructions utopiques. L’artiste ne part pas d’une table rase. Les espaces de Jean Branchet, dans leur vacuité mystérieusement minérale, mathématique et virtuelle, où semble flotter comme une étrange attente, ne sont pas ainsi parfois sans évoquer ceux de Chirico ; et, bien auparavant, ceux qui ont pu inspirer Chirico : telle ville utopique de la Renaissance italienne, comme Sabbioneta, ou La Città Ideale représentée dans une étonnante peinture, considérée comme un symbole clé de l’humanisme.
C’est au Palais ducal de la ville où Raphaël a vu le jour Urbino qu’on peut encore admirer cette œuvre, mystérieuse à plus d’un titre. Datée de la seconde moitié du XV ème siècle, elle provient de l’ancien monastère Santa Chiara de cette ville, mais sa fonction originelle reste aussi énigmatique que son auteur, pour lequel on hésite entre Piero della Fancesca et les architectes Martini, Bramante ou Luciano Laurana, qui en a reçu la paternité officielle.
Le tableau représente une ville utopique d’élégants palais, à la fois somptueuse et sobre ; un urbanisme monumental dans l’esprit de la Renaissance, fait d’équilibre, de rigueur, mais présentant une symétrie légèrement décalée, éclairé d’une nette lumière zénithale que semble démentir le ciel légèrement voilé ; monde à première vue ici aussi uniquement minéral et géométrique, où les jeux savants de la perspective, au sol dallé de la place comme dans la disposition des différentes constructions qui fuient vers un fond lointain d’imperceptibles collines boisées, ne laissent deviner aucune quelconque présence humaine. Quelques fenêtres entrouvertes, ne donnant que sur l’opacité de l’ombre la plus épaisse. On peut distinguer cependant, ici ou là, quelques plantes vertes sur des terrasses ou au balcon de certaines fenêtres, et même un minuscule couple de pigeons.
Quels habitants attendait-elle donc, cette idéale cité du duc Federico de Montefeltro ?
Ses contemporains la méritent-ils ? Sont-ils sur le point d’y accéder ou, trop imparfaits en regard de l’harmonie marmoréenne de ses symétries et perspectives, gouvernées par la perfection du Nombre, doivent-ils patienter, la laisser encore à sa solitude inhabitée, voire ont-ils déjà et pourquoi ou par qui été contraints de la quitter ?
Comment ne pas se poser des questions analogues en suivant Jean Branchet dans son cheminement à travers les espaces numériques de ses Spaciographies et Mondes rêvés ? Et même bien plus radicalement encore, puisque l’artiste a, quant à lui, soigneusement éliminé de son œuvre, non seulement toute présence humaine, mais jusqu’à toute vie animale ou végétale.
Une proscription globale du vivant en quelque sorte.
C’est-à-dire de l’éventualité de la mort ou plus exactement, et plus brutalement, du destin mortel promis à tout organisme vivant. Car - et nul paradoxe en cette démarche, tout au contraire - les couleurs vives, joyeuses, dont use volontiers l’artiste, avec une belle gourmandise, clament haut et fort son goût profond pour la vie.
L’espace qui se déploie dans les Spaciographies et les Mondes rêvés nous est-il alors promesse de cité / monde enfin idéal(e), sous le signe d’une construction mathématique porteuse de rationalité impeccable, d’éternité rédemptrice ou menace monstrueuse d’un « meilleur des mondes » glacé qui en exclurait la vie en général et l’homme en particulier, en raison de son originelle imperfection sublunaire ? Ne serions-nous pas ici projetés soudain, à travers l’espace-temps, vers un futur où le spectateur de la vidéo serait finalement demeuré le seul survivant d’un séduisant, mouvant et inquiétant désert d’architectures sculpturales ? Car, malgré l’équilibre de leurs formes, les objets que l’artiste propose au regard ne vont pas non plus sans provoquer parfois chez le spationaute virtuel une sorte de malaise diffus, face à l’étrangeté de leur beauté lisse ou à l’agressive majesté de tel ou tel « monument » d’un futurisme éclatant, dont la pointe aiguë comme une corne et les somptueux et durs matériaux suggèrent le caractère implacable et menaçant.
Mais si l’on prête attention aux musiques qui accompagnent Spaciographies et Mondes rêvés, s’y entendrait plus volontiers, la plupart du temps, la douceur d’une très paisible, très lente patience ; tandis que, faisant penser à certaines harmonies extrême-orientales, des sonorités parfois légèrement décalées, légèrement dissonantes, en accentuent encore par leurs répétitions mélodiques et rythmiques, le caractère lancinant, si bien accordé aux récurrentes symétries des objets géométriques rencontrés au fil de ces voyages numériques dans les espaces intersidéraux de l’imaginaire. Par delà le malaise diffus d’une inquiétude mélancolique, presque toujours perceptible au moins de manière sous-jacente, sans doute l’accompagnement musical nous suggère-t-il plus fréquemment une acceptation tranquille, sans crainte ni révolte, apaisée ; comme la sagesse éclairée d’un délaissement qui consent.
À la solitude du créateur.
Et à celle de l’homme face à sa condition d’homme, dont grandeur et misère le destin, l’ultime consolation et seule rédemption peut-être résident en cet éternel voyage à travers les virtualités infinies du Nombre et du Rêve.
16 octobre 2009
Martine MORILLON-CARREAU
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