JEAN BRANCHET (plaquette éditée en 1998 par Joca Seria, Nantes, avec une préface de Bernard Noël)


La surprise est le meilleur commencement. Elle inaugure le trajet en le plaçant aussitôt sous un bon signe : celui d'une vivacité où l'oeil, dès le départ, se trouve

ressourcé. On sait que l'apparence est la manière qu'on les choses de nous faire signe. Dans l'atelier de Jean Branchet, cette apparence fut donc surprenante et elle mit le regard à la fête.

Ainsi l'effet attendu d'une oeuvre passant pour abstraite et géométrique est tout de suite démenti par la vision directe. Rien de cérébral ni de calculé bien que tout semble l'être au premier abord : il suffit de s'arrêter attentivement au milieu des toiles et des sculptures pour que ledit semblant se métamorphose en une présence spatiale, certes ordonnée par des figures géométriques, mais sans aucune rigidité froide tant la dynamique l'emporte sur le quadrillage.

La force de cette chose - aujourd'hui si décriée - et qui porte le nom de «peinture» est d'opérer une transformation entre ce qui est vu et ce qui est perçu de manière à provoquer le contact physique - en réalité la pénétration du champ visuel par l'espace peint. Et réciproquement. Pour cela, il faut bien sûr que l'espace peint ait reçu une certaine charge d'énergie déposée dans la couleur autant que dans la forme. L'idée n'a jamais suffi à conférer à la surface du tableau cette efficacité : il y faut un investissement du corps à travers l'action de peindre.

La surprise, devant les oeuvres de Jean Branchet, vient de ce que le spectateur, en quelque sorte, est doublé par la peinture. C'est que le spectateur allait vers l'abstrait et que, par cette abstraction même, il se trouve expédié vers un état inattendu, et qui le dérange : il s'attendait à devoir comprendre des combinaisons de cercles, de rectangles, de carrés, de courbes pour s'organiser une jouissance plastique, et voilà qu'il se trouve dans une émotion fracassant les catégories picturales.

Oui, il y a bien là des cercles, des carrés, etc. , mais l'organisation de ces figures n'obéit pas qu'aux règles de la composition géométrique et de la permutation. Pourtant, ces méthodes sont présentes, mais les déceler, les détailler, en observer les variations n'épuise en rien ce qu'on voit, ce qu'on sent. Cette abstraction, il faut se rendre à l'évidence, a des effets concrets.

Le problème n'est au fond que de les reconnaître - ces effets - pour ce qu'ils sont afin d'en permettre le développement. La chose devrait aller de soi, mais les classements, les étiquettes sont faits pour brider nos réactions et les orienter une fois pour toutes. Ce qui est abstrait, et par-dessus le marché géométrique, ne doit qu'amuser tout au plus notre rétine ou lui procurer un plaisir bien tempéré. Mais la beauté ?

Que faire de la beauté ? Ce ne sera jamais un concept, ni une quantité précise, ni un dosage, encore moins une certitude égale et incontestable. A défaut d'y faire appel, on peut avancer ici - devant ces toiles et ces sculptures - la notion de perfection. Perfection du dessin, perfection des surfaces de couleur, perfection des rapports colorés? Ce qu'ayant vu, il faut néanmoins faire encore un saut pour passer de ce qui paraît dépourvu de sentiment à ce qui, tout au contraire, en véhicule une assez forte charge, et qui est le travail - c'est à dire la présence D'un acte.

Aucun doute, dès qu'on y réfléchit, dans l'événement la surprise initiale est née de la perception de cette présence, laquelle s'est dispersée dans le regard curieux de refaire l'expérience des formes et de leur agencement. Mais, une fois le tour accompli et la curiosité satisfaite, reste cette impression première et sa force insolite devant ce qui n'aurait pas dû la motiver et qui continue à le faire quitte à détourner l'abstraction d'elle-même.

Pourquoi l'acte est-il exclu aujourd'hui, et pourquoi plane-t-il ici en dépit de son effacement par la géométrie ? Les deux propositions n'ont aucun lien. Elles ne se rencontrent pourtant pas au hasard. L'acte a été admis sous l'espèce du geste comme l'un des éléments de la peinture, après quoi, de l'automatisme à l'abstraction lyrique, il y a eu comme une exaltation du corps devenu l'instrument de sa propre empreinte et de celle de ses pulsions. Ensuite, par réaction, le concept a chassé toute cette matière charnelle au profit de constructions qui dissimulent leur nature abstraite en se donnant l'air d'être des objets dont le fonctionnement ne serait que mental. Et ce mouvement a été renforcé par l'intrusion massive de machines visuelles productrices de fantômes qui n'ont même plus besoin de la réalité. Plus de corps, mais surtout plus de «faire», et la matière en voie de disparition au profit du virtuel !

Nous en sommes là, c'est à dire en pleine fantomatisation - puisqu'il faut inventer un barbarisme pour exprimer la situation. Conséquence : on ne parle plus d'acte mais d'action, comme si cette dernière pouvait exister idéalement sans aucune intervention physique, l'important n'étant plus ce qu'on fait mais ce qu'on prétend avoir fait hors du faire. Et tant pis si les objets issus de ce processus souffrent de débilité autant que de bâtardise : ils ne sont pas conçus pour la durée, seulement pour la démonstration. Il leur suffit d'affirmer par leur seule existence la notoriété de leur auteur.

La découverte de l'oeuvre de Jean Branchet détonne évidemment dans ce contexte. Elle est assez modeste pour ne rien exhiber : sa continuité, sa consistance, son ampleur suffisent à démontrer le rôle de la patience et du travail. Non qu'il s'agisse de les prôner comme valeurs : ce n'est pas du tout ce qui surgit là devant, mais plutôt le sentiment qu'une relation juste unit tout cela au corps de l'auteur tant on sent que la main y a trouvé son emploi en même temps que la tête, les yeux, au gré de postures dont la géométrie est le résultat et non pas l'effacement. Sans doute les aplats sont-ils parfaits, les lignes impeccables, les agencements très fermes ; aucune concession, pas le moindre tremblé naturaliste et néanmoins chaque figure, dans son individualité comme dans sa participation à l'ensemble, suggère un accord spontané qui défait l'illusion première du calcul. Alors s'impose peu à peu au spectateur la présence derrière cette oeuvre à l'allure si distanciée, si maîtrisée, d'un mouvement original inventeur d'un géométrisme automatique dont l'exécution peinte a recouvert l'élan généreux.

Bernard Noël